dimanche 10 février 2013

Considérations sur l'enseignement de l'audiovisuel et l'avenir des technologies

Une constatation tout d'abord : il n'existe pas de savoir formel des données de l'expérience.  Ce savoir a été acquis - ou pas - par l'expérience elle-même. Ainsi, il n'existe pas de savoir formel (formalisé) de la prise de son en reportage ou du montage avec des logiciels informatiques. Il y a un ensemble de pratiques qui se sont imposées, dans les sociétés de l'audiovisuel, et ont fini par constituer un "code of practice", mais elles ne remplacent pas l'expérience, c'est à dire le savoir acquis par la pratique dans les conditions de production telles qu'on les rencontre dans l'audiovisuel au sens large.
La technologie vient renforcer en quelque sorte ce savoir mais, l'utilisation des machines est elle-même tributaire des pratiques qui se développent pendant les processus de travail. On connait bien cet aller-retour de savoirs et d'expériences entre praticiens et concepteurs des machines : le développement des caméras, des consoles ou des logiciels est ainsi tributaire de ces retours d'expérience - c'est ainsi qu'apparaissent des interfaces qui sont précisément issues du dialogue engagé entre les utilisateurs et les ingénieurs, ou des modifications de l'ergonomie de certains équipements à la suite d'observations transmises par leurs futurs utilisateurs.
Et puis, il y a un autre cas de figure : celui qui apparait comme une conséquence de l'utilisation d'une machine et qui n'était pas prévue à l'origine - ou tout simplement pas exploitée dans ses premières configurations. C'est ainsi que des appareils photo numériques ont été dotés de capacités vidéo. Au départ cela tenait plus de la fonctionnalité supplémentaire qui est faite au fond pour ne pas servir. En réalité, ce petit plus a permis l'émergence en très peu de temps d'une demande pour des dispositifs de filmage qui s'apparentent, par leur rendu, à ceux existant au cinéma (ceci étant permis par la taille des capteurs des APN). Conséquence inattendue, mais qui aura très vite une autre implication sur le marché : la baisse des coûts de production et l'apparition d'une gamme de caméras à prix réduit, mais permettant de reproduire pour l'essentiel ce qui s'apparenterait à l'image cinématographique. Il est évident que de tels développements n'auraient pas eu lieu si on s'était contenté de photographier avec ces APN, ou si les industriels (Nikon le premier d'ailleurs) n'avaient pas jugé utile d'inclure cette possibilité dans le dispositif de prise de vue. Encore une fois ce sont des données relatives à l'expérience des utilisateurs qui ont permis de donner à cette expérience un véritable prolongement industriel. D'une manière ou d'une autre, c'est d'innovation technologique qu'il s'agit, et celle-ci ne trouve réellement son application que parce qu'il existe une logique des usages, à l'œuvre dans la relation qui existe entre le monde industriel et les utilisateurs. C'est ce feedback qui permet de modifier certains produits et de les rendre plus conformes aux aspirations des usagers ou à l'air du temps...
Mais on notera aussi  que cette logique de l'usage n'est pas celle de la rationalité industrielle ni celle des pratiques professionnelles - généralement conservatrices - ces dernières concernant le plus souvent des groupes ou des corporations qui cherchent surtout à protéger leur position dans la profession, et à empêcher aussi l'arrivée de nouveaux entrants en trop grand nombre - ce qui est d'ailleurs l'un des effets induits par la baisse des coûts de la technologie. Le numérique a aujourd'hui pour effet que tout un chacun peut devenir cadreur, ou monteur ou encore créer son propre studio d'enregistrement, moyennant dans tous les cas un investissement raisonnable.
Il a aussi une autre conséquence, moins visible pour le moment : il relativise l'importance de l'enseignement et des formations spécialisées. A l'heure actuelle c'est une tendance qui n'est pas encore pleinement réalisée en France, en raison du goût immodéré de ce pays pour les diplômes, mais dans d'autres pays, en Amérique du Nord, en Afrique ou en Asie, la tendance est là : on fabrique et on diffuse, sans se soucier de l'acquisition d'un savoir formalisé. Les coûts de production en chute libre rendant les retours sur investissement plus faciles à réaliser dans des pays où les rémunérations sont bien moins élevées que dans les pays traditionnellement producteurs de programmes (dans le même temps, ce sont des caractéristiques culturelles qui empêchent la délocalisation de la production dans les pays qui constituent les BRICS, par exemple).
Deux conséquences, donc :
- Une révolution technologique qui induit de nouveaux usages de la technologie et une baisse des coûts de production.
- Dans le même temps, une dilution progressive des identités professionnelles traditionnelles (perte de la notion de métier, disparition des corporations, affaiblissement des circuits traditionnels de la formation professionnelle...)
Le feedback c'est :
- Apparition de nouveaux outils de production, toujours plus nombreux, moins chers et plus versatiles.
- La caractéristique principale de ces nouveaux outils est qu'ils font appel pour tout ou partie aux technologies de l'information (autrement dit, chaque machine devient plus ou moins un ordinateur connecté au réseau) 
- Le cœur du système de production des innovations technologiques est en train de quitter le monde occidental et se re-localise en Extrême-Orient (ce que l'on voit bien à travers le rythme des publications scientifiques et des brevets).
Donc, et pour le dire en raccourci : au lieu de former des cadreurs ou des monteurs on ferait bien de former des ingénieurs.

Fig.1 : Ceci est une caméra

Fig.2: Ceci aussi est une caméra

On distingue principalement deux types d'innovations technologiques (celles qui nous intéressent ici) :
- Les innovations de produits
- Les innovations de procédés
(pour une définition : voir le site de l'OCDE ou le Manuel d'Oslo)
Localisation des principales entreprises innovantes dans le secteur des technologies de l'information :
- Au Japon, en Corée du Sud, en Chine
- Quelques unes aux Etats-Unis, mais elles externalisent (pour la plupart) leur production en Chine
- Il reste bien quelques grands groupes en Europe (Nokia, Siemens...) mais pour combien de temps ?
Mais ne l'oublions pas : si l'appareil photo s'est transformé, c'est aussi parce que d'autres objets techniques familiers ont dépassé leur utilisation d'origine et sont devenus "autre chose" : "[c'est ainsi que] l'objet "télévision" a accompli un saut qualitatif spectaculaire : depuis le début du XXIème siècle, en effet, c'est devenu un écran sur lequel arrivent des images et des sons provenant d'un ordinateur ou d'un serveur. Le téléviseur n'est que la composante visible d'un réseau(...) La Troisième Phase commence avec l'avènement de l'informatique et de la télématique, mais elle triomphe avec l'avènement du Net et des gadgets connectés à celui-ci. Ce phénomène a changé la nature de plusieurs objets quotidiens : la télévision était à peine plus qu'un objet domestique jusqu'à ce qu'elle soit entraînée vers les territoires du Net; la même chose est arrivée au téléphone, un autre objet "aimable" qui s'est transformé en puissante "base de lancement" vers d'autres mondes." (Raffaele Simone, Pris dans la Toile. L'Esprit aux temps du Web, p. 37, Gallimard 2012)

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