vendredi 1 juillet 2016

Culture matérielle, 'material culture' ou technologie culturelle ? Des différentes acceptions d'un ensemble théorique aux contours multiples


Il y a dans le monde social, et quel que soit l’âge, la condition ou le niveau d’instruction des individus, différents codes de conduite qui ne concernent pas seulement l’acquisition des savoirs intellectuels ou l’adoption d’un certain style vestimentaire, mais qui portent tout autant sur la manière de se tenir à table, la conduite d’une automobile ou les rituels d’église. Les codes implicites accompagnant le service à table, que ce soit dans un diner de gala ou dans une maison bourgeoise, se réfèrent à des pratiques culturelles supposées intangibles. L’invité, pour tenir son rang, doit montrer qu’il maitrise certaines techniques corporelles (ne pas mettre les coudes sur la table…) et qu’il sait utiliser des objets identifiés avec les arts de la table : couteau, fourchette, serviette… Une personne « bien élevée » (c’est-à-dire ayant intégré l’ensemble de ces codes de conduite) saura, par exemple, comment tenir le couteau à poisson pour prélever un filet ou encore comment glisser délicatement la cuillère dans l’assiette du potage. Il y a bien sûr aussi une manière de servir le vin dans une carafe, d’utiliser un certain type de couteau pour couper la viande ou encore de se servir d’ustensiles spécialisés pour la cuisson (la cocotte-minute, par exemple, l’un des objets phares des trente glorieuses). Autocuiseurs, robots de cuisson, couteau à découper la viande, carafe à vin et bien d’autres objets appartiennent à la culture matérielle de la ‘table’ en France, entendue comme l’organisation du repas en commun, avec ses rituels et ses présentations. Mais on pourrait aussi bien désigner ces objets comme représentatifs du statut de la femme moderne, telle que pouvait la percevoir la société ayant émergé après 1945.

Deux objets représentatifs de la culture matérielle domestique à différentes époques: l'essoreuse à rouleaux ou calandre et l'essoreuse centrifuge à tambour
En suivant Marie-Pierre Julien et Céline Rosselin, on peut dire alors que la culture matérielle regroupe « l’ensemble des objets fabriqués par l’homme considéré sous l’angle social et culturel »[1].
Ce vocable « culture matérielle » appelle cependant des précisions quant à son utilisation, d’abord dans différents champs de la recherche en sciences humaines, ensuite dans différentes traditions de la recherche, en particulier dans le monde anglo-saxon. Cette question nous amènera à effectuer, dans une première partie, une revue assez large de la manière dont cette problématique de la création et de l’utilisation d’artefacts a impliqué plusieurs disciplines, de l’archéologie à l’histoire des techniques. Dans ce cadre il sera intéressant de confronter les approches fondées sur une vision évolutionniste de la technique et des objets matériels, à celles qui en France, autour des auteurs déjà cités et de Jean-Pierre Warnier, se rapprocheraient plutôt d’un axe anthropologique tournant autour des technologies culturelles.
Dans une deuxième partie nous nous attacherons à définir les relations entre ces théories et des études de cas qui permettront de comprendre l’usage social de certains objets ou de certains dispositifs, en examinant leurs rapports avec les savoirs incorporés et les acteurs qui les ont accompagnés. C’est ainsi que nous nous intéresserons au rôle joué par la photographie dans l’accompagnement de la recherche archéologique au 19ème siècle ; nous tenterons aussi d’expliciter l’utilisation d’une certaine catégorie d’instrument pédagogique, le manuel scolaire, dans la culture matérielle de l’école. Ce qui va nous intéresser à travers ces deux exemples, c’est comment une certaine culture matérielle agit et transforme les catégories intellectuelles : d’un côté la recherche des vestiges en archéologie antique et leur représentation par la photographie ; de l’autre la transmission des savoirs par l’intermédiaire d’un objet, le manuel scolaire, représentatif de la culture matérielle de l’école.

1.      Objets, sujets et culture matérielle : une histoire en évolution
Plusieurs questions sont posées, dès lors qu’on cherche à juxtaposer les deux termes « culture » et « matérielle ». On peut ainsi se demander, en suivant M.P. Julien et C. Rosselin, si la culture matérielle n’est qu’un sous-élément de la culture ou si elle caractérise une discipline particulière, point de convergence de plusieurs approches. Si ce terme culture matérielle est une traduction de l’anglais material culture, on remarquera que Fernand Braudel lui préférait l’expressioin « civilisation matérielle », pointant de la sorte l’aspect économique de la vie quotidienne, tout en conservant un lien avec la culture matérielle de l’anthropologie et de l’archéologie. Cependant, c’est à Marcel Mauss que l’on doit la distinction en ethnologie d’une discipline appelée « technologie ». C’est ainsi qu’André-Georges Haudricourt, en suivant Mauss, donnera la définition suivante de la technologie, entendue comme « technologie culturelle » : « l’étude de l’activité matérielle des populations, c’est-à-dire leur façon de chasser, de pêcher, de cultiver, de s’habiller, de se loger et de se nourrir. Marcel Mauss inclut dans la technologie, sous le nom de « techniques du corps », toutes les habitudes musculaires socialement acquises : façons de marcher, de s’asseoir, de dormir, de nager, de courir »[2]. On remarquera d’ailleurs que, si dans la tradition française on s’intéresse surtout aux gestes techniques qui accompagnent la fabrication des objets et leur manipulation, les Anglais en revanche ont exploré plus largement le domaine de la consommation.
a.       Le point de vue historique ou évolutif
Selon Haudricourt, c’est au 19ème siècle que le point de vue historique s’est développé dans les différentes spécialités scientifiques, des sciences naturelles à l’archéologie préhistorique[3]. A la même époque, des anthropologues anglo-saxons, imprégnés du contexte évolutionniste de l’époque, vont donner une classification historique des sociétés d’après leur niveau technique. Ce sera le cas d’E. B. Tylor dans ses Researches into the early History of Mankind (1865), et surtout de Lewis Morgan dans Ancient Society (1877). Morgan a fondé la classification des sociétés selon des critères matériels et défini six stades par lesquels toute société doit passer, du « sauvage » au « civilisé ». Le passage d’un stade à un autre est la conséquence d’innovations techniques qui vont constituer des cultures matérielles spécifiques. Le critère d’évolution pour Morgan n’est donc pas d’ordre chronologique mais découle de l’état matériel de chaque société.
Objets matériels et techniques deviennent donc le support d’une analyse évolutionniste des transformations des sociétés à travers l’histoire. Pour les anthropologues du 19ème siècle, les sociétés doivent passer par une succession de stades définis selon des critères matériels. De telles approches peuvent favoriser une vision déterministe des faits historiques, qu’elle soit d’ordre biologique ou social. C’est ainsi que Lynn White voit dans l’usage des étriers les fondements de la création du régime féodal[4]. L’historien Marc Bloch montre que le développement du système seigneurial doit beaucoup à l’introduction de la charrue, du collier d’épaule et de l’assolement triennal. Dans une perspective proche, des paléontologues chercheront à démontrer le rôle fondamental des objets matériels, qui en faisant des humains des êtres dotés de prothèses, deviennent les véritables moteurs du changement.
On n’oubliera pas le rôle d’André Leroi-Gourhan dans l’émergence des théories qui font de l’usage des outils une des causes du développement des capacités du cerveau humain, en plaçant ces objets matériels au même niveau que le langage, la parole articulée découlant en quelque sorte de la posture droite permise par leur utilisation[5]. Ces théories appelleront nombre de critiques, parmi lesquelles celles qui considèrent que cette conception de l’anthropogenèse conduit finalement à une « biologisation » de la technique.
Cependant, le scénario qui pose l’adéquation entre invention des premiers outils et hominisation tend à être peu à peu abandonné. Une question demeure pourtant : elle concerne le passage d’une influence supposée à l’échelle d’un humain à celle du groupe, puis à l’ensemble d’une population. Une hypothèse, dérivée de la théorie darwinienne de la sélection naturelle, suggère qu’une innovation technique peut donner naissance à un phénomène biologique par élimination des individus dont les gênes en rendent l’adoption trop difficile, un objet pouvant ainsi participer à l’évolution biologique de l’humanité. La pensée évolutionniste a admis toutefois certaines adaptations depuis le 19ème siècle, en passant du strict parallélisme entre les étapes par lesquelles toutes les sociétés doivent passer dans leur histoire à la reconnaissance de paliers différents dans l’évolution.
b.      Le diffusionnisme et l’expansion géographique des traits culturels
Le passage de l’évolutionnisme au diffusionnisme, opéré dès le début du 20ème siècle, marque la remise en cause de l’idée d’une évolution linéaire des sociétés. Les théories diffusionnistes s’intéressent à la distribution géographique des cultures et aux processus d’acculturation entre groupes humains. Elles se distinguent également en introduisant les idées de migration, d’emprunt et d’échanges dans l’étude de la culture matérielle. Fritz Graebner, en particulier, fonde la Kulturgeschichte (histoire culturelle), qui par les voies de l’archéologie, de la linguistique et de l’histoire s’intéresse à la diffusion des traits culturels.
En Angleterre, Grafton Elliot-Smith et W. J. Perry tenteront de prouver l’origine unique de toutes les civilisations en rapprochant des éléments présents partout. Ces théories seront cependant critiquées en raison du caractère mécanique de la diffusion qu’elles font apparaitre.
En France, les phénomènes de diffusion sont étudiés principalement par les tenants du courant de la technologie culturelle. André-Georges Haudricourt explique l’émergence des techniques par l’héritage des générations passées et les emprunts à des groupes humains voisins[6].
Le débat entre évolutionnisme classique et diffusionnisme est cependant loin d’être tranché. Alors que dans le premier cas les objets sont au centre du développement, dans le deuxième ils illustrent tout au plus les emprunts d’une société à une autre.
c.       Technologies culturelles
C’est une tradition développée par A. Leroi-Gourhan (1943, 1945), A-G. Haudricourt (1968), R. Creswell (2010) et les membres de l’équipe de la revue Techniques et culture, qui ont placé au centre de leurs préoccupations le geste et l’action sur la matière dans un contexte social, ainsi que le rapport aux outils et aux objets techniques en général. Cette tradition découle directement de l’œuvre de Mauss. Pour ce dernier, en effet, une théorie de la culture matérielle doit déborder la simple technologie culturelle et ne plus s’attacher à sa préoccupation pour l’action efficace sur la matière. Selon Jean-Pierre Warnier, qui s’inscrit pleinement dans cette tradition, « s’il est aussi un travailleur, le sujet est bien plus que cela. Il lui arrive par exemple d’avoir des pratiques ludiques ou des conduites motrices qu’on ne peut en aucun cas ranger au nombre des pratiques d’action efficace sur la matière. »[7] J.P. Warnier cherche à construire une théorie de la culture matérielle en se référant à Marcel Mauss, pour définir « la matérialité dans son rapport aux conduites motrices du sujet, comme matrice de subjectivation. »[8] Pour cela il préconise de retourner au point de départ que constituent les « techniques du corps » de Mauss et à la manière dont elles permettent de penser avec les doigts. Il s’agirait alors de réintégrer toutes les approches existantes de la culture matérielle. Mais, ajoute-t-il, c’est là que se trouve la difficulté de l’entreprise. Quelles sont en effet « les médiations à double sens qui vont de la conduite automobile comme conduite motrice, à la Citroën DS 19 comme signe analysé par Roland Barthes (1957) ? »[9] Selon Warnier, elles résident dans la double articulation du sujet voiture, à la fois en tant que médiateur dans la conduite et symbole dans la communication.
Les approches en termes de technologie culturelle s’intéressent d’abord au geste technique comme élément d’une chaine opératoire, représentative d’un ensemble social. Pour Pierre Lemonnier, ethnologue des techniques, une technologie met toujours en jeu quatre éléments : une matière sur laquelle on agit ; des objets ; des gestes ou des sources d’énergie ; des représentations particulières. Ces quatre éléments forment un système, ainsi que l’a montré Bertrand Gille[10], au même titre que l’ensemble des techniques utilisées à un moment donné.
Pour certains ethnologues cependant, l’expression culture matérielle suggère, par symétrie, une dichotomie matériel/immatériel. On voit bien que l’introduction de l’informatique dans le commerce a abouti à une double dématérialisation : celle de la relation marchande et celle de la monnaie. On peut dire, de la même manière, que de nombreux objets, artefacts majeurs d’une époque encore proche, ont déjà disparu. C’est le cas de la pellicule dans la caméra, remplacée par des fichiers informatiques. Pourtant, la caméra demeure. Et même si certains métiers ont vu leur périmètre reconfiguré et leurs attributions transformées (le projectionniste dans la salle de cinéma, par exemple), ils n’ont pas pour autant disparu. On ne manipule plus les mêmes objets, leur configuration technique a changé. Ce qui ne change pas, c’est la relation que la culture matérielle entretient avec le sujet, celui que Mauss désignait comme « homme total », un individu considéré dans toutes ses dimensions psychologique, biologique et sociale.
2.      La culture matérielle à l’œuvre : recherche archéologique et transmission des savoirs à l’école
a.       Photographie et archéologie antique
Dans une perspective de recherche sur l’antiquité, archéologues et historiens se sont très tôt intéressés à l’apport que pouvaient constituer les reproductions photographiques de monuments et d’objets, en ayant pour objectif la constitution de collections qui permettraient de conserver une trace visuelle des sites archéologiques. Au 19ème siècle photographie et archéologie se développent simultanément, visant pour la première une description précise de la réalité, pour la seconde une compréhension approfondie de la pensée antique.
La photographie prend son essor au milieu du siècle. En 1844, Talbot publie The Pencil of Nature, le premier ouvrage illustré de photographies originales. Les photographies sont alors le symbole du réalisme dans un siècle tout entier tourné vers une certaine idée du progrès technique.
Au même moment, l’Europe occidentale à la recherche d’un passé glorieux se tourne vers ses origines. En 1846, Louis-Philippe crée « par reconnaissance pour la Grèce antique », l’Ecole française d’Athènes, dans le but de voir renaitre en France la connaissance de la culture de la Grèce ancienne. Quel meilleur moyen, afin assurer déjà une transmission par le regard, que d’utiliser la photographie ? Surtout, la photographie permet de reproduire sans erreur, pense-t-on, des sources cunéiformes ou des hiéroglyphes. On a à l’esprit, à l’époque, les difficultés rencontrées par les savants qui s’étaient joints à l’expédition de Bonaparte, en 1798, pour reproduire par le dessin des caractères qu’ils ne comprenaient pas. La revue Encyclopédie d’architecture note même, en 1853 : « De même qu’il n’est plus permis aujourd’hui de faire un projet de restauration d’édifice sans avoir sous les yeux une photographie de cet édifice, on ne peut plus aujourd’hui étudier sérieusement l’architecture antique sans posséder des images photographiques des chefs d’œuvre qui nous restent de cette époque ».
Chambre à tiroir pliante - Thomas OTTEWILL - 1853
Des voyages sont organisés, un peu  à la manière d’expéditions scientifiques, souvent comme des voyages de découverte pour écrivains et artistes, et le matériel photographique s’impose très vite à leurs côtés. En 1851, l’architecte Alfred-Nicolas Normand part pour Pompéi, Palerme, Athènes et Constantinople, d’où il ramènera 130 clichés – ce qui est un nombre considérable pour l’époque. Il faut mettre cette quantité en perspective au regard des moyens dont on dispose aujourd’hui. Au milieu du 19ème siècle, le photographe doit transporter un matériel considérable en plus de sa chambre photographique : une valise contenant des produits chimiques pour révéler et fixer l’image impressionnée sur les plaques, les plaques elles-mêmes, un support pour la chambre, des outils pour remplacer des optiques défectueuses, etc. En 1849, Maxime Du Camp, qui accompagne Gustave Flaubert en Egypte, note : « Apprendre la photographie, c’est peu de chose ; mais transporter l’outillage à dos de mulet, à dos de chameau, à dos d’homme, c’est un problème difficile ». La liste du matériel absolument nécessaire à Gustave Le Gray tient en trois pages, et un autre photographe, Félix-Jacques Moulin, entreprend en 1856 un voyage en Algérie avec 1100 kg de bagages.
On voit bien que les contraintes techniques de l’époque sont considérables. L’encombrement des grandes chambres photographiques n’est pas la moindre. Il suffit, par exemple, de détailler les caractéristiques d’un modèle proposé en 1853 par Thomas Ottewill, entièrement pliable pour en faciliter le transport et l’utilisation en voyage : H. 31 x L. 38,5 x P. 85 cm – Poids : 10,1kg.[11] On est encore loin, on le voit, du Kodak de Georges Eastman ! (voir photo)
Laboratoire de campagne JONTE & DOMENECH - vers 1870
La lourdeur du dispositif est cependant le meilleur témoignage de la culture matérielle du photographe et aussi, pour partie, de l’archéologue de l’époque. Cette culture matérielle, remplacée aujourd’hui peu à peu par des dispositifs évanescents[12], est restée longtemps l’apanage du photographe comme figure majeure du témoin et personnification de l’aventurier au cours du 20ème siècle.
Il faut maintenant considérer l’autre versant du diptyque, et se demander comment la photographie a pu intégrer la culture matérielle de l’archéologue. On remarquera d’abord, qu’à l’époque où la photographie est présentée comme la possibilité la plus parfaite de réaliser une description fidèle du monde réel, l’archéologie ne l’utilise que pour des fins de documentation[13]. En revanche, le tournant de la modernité que prend l’archéologie dans la seconde moitié du 20ème siècle transforme en profondeur l’utilisation du dispositif matériel par les chercheurs, qui n’ont plus besoin d’emmener dans leur boite à outils des éléments lourds et dispendieux. Surtout, la mise en scène réalisée par les photographes du siècle passé n’est plus un critère important à intégrer dans leurs carnets de recherche. On voit alors apparaitre deux sortes de photographies d’objets ou de vestiges, comme le remarque Philippe Collet : « On distingue donc implicitement la photographie d’œuvres d’art, pour laquelle on admet que l’image ne soit pas uniquement descriptive, et la photographie scientifique, sur laquelle on doit « tout voir », sans que le moindre recoin soit laissé dans une ombre suspecte. »[14]
On voit que la culture matérielle de l’archéologue a connu un changement significatif dans la manière de considérer l’apport de la photographie, et ce changement deviendra encore plus important à mesure que les innovations issues du traitement numérique des images vont se diffuser dans la recherche. A côté du photographe spécialisé est apparu un « archéologue-photographe », dont l’activité s’apparente à une prise de notes informelle, facilitée par les très nombreux avantages qu’offre le numérique : simplicité de la mise au point, récupération immédiate des épreuves, datation et géolocalisation des clichés.
Kiosque de Trajan à Philae, J.P. Girault de Prangey 1842-43
Différentes catégorisations des clichés sont effectuées, selon que les photographies « informent », « montrent », sont « lisibles » voire même « publiables »[15]. On retiendra que dans la culture matérielle de l’archéologue, les pratiques de description et d’information sont désormais séparées entre, d’une part ce qui relève d’une vision artistique de la photographie et, d’autre part ce qui amène à la considérer comme l’équivalent d’un outil de prise de note et de documentation.
b.      Culture matérielle et éducation : le manuel scolaire et la transmission des savoirs à l’école.
Un premier regard sur les objets qui composent l’essentiel des fournitures scolaires d’une classe du Cours moyen nous renseigne déjà sur la permanence de certains d’entre eux, toujours représentatifs de la culture matérielle de l’école, qu’on range habituellement dans la catégorie : « instrumentation pédagogique ». On pourrait croire alors que les évolutions technologiques en cours ont finalement peu de prise sur le matériel scolaire et que la plupart des objets qui équipent l’élève n’ont pas beaucoup changé depuis un siècle. Le tableau reste le support d’écriture principal en face de la classe, même lorsqu’il devient numérique car, au fond, son interactivité est assez limitée. Le livre matérialise et transmet le savoir ; le cahier est le support de l’écriture de l’élève et demeure le témoin de sa progression tout au long de l’année ; et on dispose toujours d’une palette encore plus riche, de crayons, de stylos et d’outils pour écrire et dessiner.
Si on continue à utiliser ces objets et à transmettre les mêmes gestes d’apprentissage, on oublie trop souvent que l’école n’a jamais considéré leur utilisation comme une finalité et leur forme comme quelque chose d’immuable. On remarquera que l’enseignement de l’écriture a connu une évolution notable depuis la plume et l’encrier ; il en est de même pour la lecture, quant au manuel scolaire, s’il n’a pas été complètement « dématérialisé » c’est sans doute en raison d’un indéfectible attachement à sa version papier.
Il est intéressant toutefois de rechercher quelles évolutions ont marqué l’élaboration du manuel, qui demeure l’objet central de l’instrumentation pédagogique. Ces évolutions sont en fait de deux sortes. Elles concernent d’une part la méthode d’exposition de savoirs jugés fondamentaux : l’utilisation de l’image, la reproduction d’expériences dans le champ des sciences physiques, le découpage en chapitres et parties qui reflètent une périodisation de l’enseignement. Elles recouvrent aussi, d’autre part, l’exposition des savoirs au regard des représentations sociales de chaque époque. Il ne s’agit pas à proprement parler d’idéologie,  mais certaines catégories apparaissent au gré de l’iconographie et des classifications, ainsi qu’on pourra le voir dans un manuel de sciences physiques du cours moyen.
Il est possible, pour mieux saisir cette évolution, d’effectuer une étude comparative entre des manuels apparus à deux périodes bien distinctes, c’est-à-dire au début du 20ème siècle, puis dans les années 1950[16]. Cette périodisation est intéressante car, entre les années précédant la 1ère guerre mondiale et celles qui suivent la fin de la seconde, on peut constater des changements radicaux dans les modes de vie, qui sont la conséquence du progrès technique et de l’évolution des sociétés, dans l’organisation du travail, le rapport à la hiérarchie, le rôle des femmes, la composition de la famille, etc.
Le premier ouvrage s’intitule ‘Les Sciences Physiques et Naturelles’ avec comme sous-titre : « avec leurs applications à l’hygiène – à l’agriculture – à l’industrie et à l’enseignement ménager » ; il est destiné au cours moyen et supérieur ; il a été publié en 1911 et il a pour auteurs Alcide Lemoine et Eugène Fournier. On remarquera d’emblée le champ couvert par les matières que l’ouvrage se propose d’enseigner : l’accent est mis sur un rapprochement de la science et de savoirs pratiques que l’on est supposé apprendre dès l’école primaire. On remarque que ces savoirs pratiques recouvrent autant l’hygiène que l’enseignement ménager, et il apparait que le cadre explicatif va s’appuyer en partie sur des conceptions qui reflètent l’organisation sociale de l’époque.
Changement complet avec l’ouvrage de Godier et Moreau (M. et Mme). On est en 1958, les ‘Sciences physiques’ sont devenues des ‘Leçons de choses’, avec pour sous-titre : « exercices d’observation », et la couleur a envahi tous les visuels de ce manuel destiné au cours moyen. Ici, il est clair qu’il faut désormais rendre attractif un enseignement qui ne peut pas toujours s’appuyer sur l’expérimentation. Plus important encore, il y a des types de représentations qui ont disparu, montrant par là une évolution certaine dans l’organisation sociale et la réalité du progrès technique en un demi-siècle à peine.
On peut cependant questionner de manière plus systématique le contenu et l’organisation thématique de ces manuels. On peut ainsi poser la question des savoirs et de leur transmission ; on peut aussi questionner la place et la nature de l’iconographie présente dans ces manuels ; on peut enfin s’interroger sur les représentations sociales véhiculées à différentes époques et leur traduction dans la culture matérielle de l’école.
Premières remarques : Dans le manuel de 1911, présence d’une iconographie organisée autour de situations représentatives des effets du monde naturel, avant de procéder à la reproduction par l’image et à l’explication d’expériences qui vont expliquer ces effets avec une méthodologie scientifique. Exemple : la question de l’eau dont il s’agit de décrire et de comprendre les trois états. L’eau s’évapore au soleil et une première image nous montre une femme, désignée comme la ‘ménagère’, et une petite fille en train toutes deux d’étendre du linge dans un jardin (p.36). On indique par-là que la chaleur provoque cette évaporation, et une expérience représentée ensuite montre comment cet élément, l’eau, change d’état sous l’effet de la chaleur ou d’un grand froid, passant de l’état liquide à l’état gazeux ou solide. Plus loin, un autre chapitre nous montre comment l’eau intervient dans l’alimentation (p.48). Ici, la première représentation est celle d’un chasseur qui s’abreuve à l’eau jaillissant d’une source. Dans les explications qui suivent, on détaille le principe et l’utilisation de différents dispositifs permettant la purification de l’eau : filtre à sable et charbon, filtre avec dalle poreuse, filtre à bougie poreuse.
On peut remarquer que la culture scientifique qui est transmise est au service d’une compréhension de l’environnement technique. C’est donc l’aspect pratique de la science qui est privilégié, ceci étant sans doute à mettre en relation avec le niveau du manuel, mais avec aussi la structure sociale de l’époque qui voyait une majorité de filles et de garçons arrêter l’école après le certificat d’études. On va donc privilégier des processus faciles à représenter, en maintenant un lien entre la structure explicative et le monde social.
Ce manuel nous donne aussi des indications sur la culture matérielle de l’époque, car les artefacts représentés ici ont pour la plupart disparu de notre environnement. La production de l’eau potable s’est industrialisée, sa distribution est assurée sur l’ensemble du territoire et l’utilisation de procédés de purification ou de pompes à eau est devenue anecdotique.
Le changement qui apparait dans le manuel de Godier et Moreau est typique de l’importance des évolutions matérielles et sociales entre les deux époques. L’entrée de l’électricité dans les foyers tout d’abord, qui a complètement bouleversé les structures de la vie quotidienne ; l’arrivée d’éléments de confort, tels que le chauffage central ou l’eau courante à domicile ; la place des femmes dans la société, qui entrent alors en nombre sur le marché du travail (ce dernier point explique peut-être la disparition de la figure de la ménagère qui étend son linge).
La plupart des objets et dispositifs qui représentaient la culture matérielle du début du siècle ont disparu cinquante ans plus tard. Cependant, s’il n’y a pas de changement réel concernant le choix des thématiques et leur présentation, on remarque que la méthodologie se veut plus proche d’une expérimentation à coloration scientifique et que les illustrations représentant des scènes de la vie quotidienne ont complètement disparu. Ont également disparu des chapitres entiers, tel celui consacré à l’agriculture dans le manuel de 1911. Il faut probablement y voir un changement dans les objectifs de cet enseignement de classe primaire puisque, à la fin des années 1950 le niveau communément admis de sortie de l’école est désormais le baccalauréat. Dans le même temps, la problématique d’un progrès technique considéré comme résultant des avancées de la recherche scientifique a probablement eu pour conséquence un changement de direction dans l’élaboration des contenus du manuel, qui doit désormais préparer les élèves à la poursuite d’un enseignement scientifique aux caractéristiques de plus en plus abstraites.

Ces deux exemples, centrés autour de la photographie et des manuels scolaires,  nous montrent que la culture matérielle, loin d’être une donnée immuable, s’adapte aux contours et au discours dominant d’une époque, ce qui en fait le reflet de la vie sociale et de l’état des savoirs véhiculés par les acteurs en leur temps.



[1] Marie-Pierre Julien, Céline Rosselin, La culture matérielle, p.3, La Découverte, Paris, 2005.
[2] Ethnologie générale, p. 731, La Pléiade, Gallimard Paris 1968.
[3] Op. cit. p.733.
[4] Lynn White, Medieval technology and social change, Oxford, Clarendon Press, 1962.
[5] André Leroi-Gourhan, Le Geste et la parole. Technique et langage, Paris, Albin Michel, 1964.
[6] André-Georges Haudricourt, La Technologie, science humaine, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 1987.
[7] Jean-Pierre Warnier, Construire la culture matérielle, PUF, Paris 1999.
[8] Op. cit.
[9] Ibid.
[10] Bertrand Gille, Histoire des techniques, La Pléiade, Gallimard Paris, 1978.
[11] Références tirées du cours de Delphine Acolat, Photographie et archéologie antique. Université de Bretagne Occidentale, 2015-2016.
[12] Il faudrait sans doute s’intéresser à ce que représentent maintenant les selfies, comme possibilité d’identification culturelle pour différents groupes dans la société et comme vecteurs d’une nouvelle culture matérielle.
[13] Philippe Collet, La photographie et l’archéologie : des chemins inverses, Bulletin de correspondance hellénique, 1996, Volume 120, n°1, pp. 325-344
[14] Op.cit. p.331.
[15] Marie Desprès-Lonnet, La photographie de travail dans les recherches en archéologie, Sciences de la société, n°89, 2013.
[16] En suivant ici le cours de Sylvain Laubé, Culture matérielle et éducation. Université de Bretagne Occidentale, 2015-2016.

lundi 7 mars 2016

Web et médiation culturelle : vers une nouvelle muséographie ?



André Malraux chez lui (photo : Maurice Jarnoux)

Une grande partie des changements produits par le numérique concerne notre manière d’acquérir des connaissances et la manière dont des organisations – institutions publiques et privées – se chargent de mettre à disposition ces connaissances. Le Web, ou World Wide Web, est devenu aujourd’hui l’un des principaux outils de partage des savoirs, et son évolution à partir des années 2000 et la mise en place d’une évolution majeure qu’on a appelé « Web 2.0 » a fait entrer le réseau dans une nouvelle ère.
La période que nous vivons, en effet, a été marquée par l’arrivée de nouvelles technologies qui ont permis d’intégrer des contenus plus riches – vidéo et interactivité, en particulier – et de transformer complètement l’utilisation du réseau. Il est indéniable que les organisations, en particulier celles en charge de la culture et de la conservation du patrimoine, ont vu dans cette émergence d’un Internet plus convivial et plus rapide, la possibilité d’adopter de nouvelles stratégies de communication en direction des centres de recherche ou des particuliers. L’un des éléments les plus importants de ces stratégies avait trait à la numérisation  des documents et des bibliothèques, rendant possible l’accès des sources en tous points de la planète. Un autre élément apparu avec le Web 2.0 a été très rapidement la possibilité d’inclure des présentations multimédias, lesquelles sont devenues progressivement plus riches et plus importantes à mesure que se développaient les capacités des réseaux. C’est ainsi qu’on a pu voir apparaitre un certain type de sites aux contenus enrichis par des possibilités d’interactivité étendues, qu’on a pu appeler des « musées virtuels ».
On a pu dire que cette « révolution » du numérique permise par le Web 2.0 a été aussi le point de départ d’une évolution des concepts opérationnels de la médiation culturelle. Si la médiation des œuvres d’art a toujours accompagné la découverte des œuvres par des dispositifs classiques de sensibilisation, tels que conférences, articles de presse ou films vidéo, le développement des technologies de « réalité augmentée » ont fait entrer les musées et les centres de diffusion de la culture dans une ère dite de « médiation numérique ». Cette transformation ne s’est pas déroulée sans à-coups et on a pu parler à ce sujet de « choc des cultures »[1]. Pour mieux comprendre comment a été conduite cette évolution, il importe d’en connaitre les fondements épistémologiques en posant la question de savoir si la culture numérique modifie le mode d’acquisition des connaissances et si cette modification entraine une redéfinition du rôle de la médiation culturelle. Cette question sera traitée dans une première partie.
Une deuxième partie sera consacrée aux principes et aux technologies qui guident les différents acteurs de la médiation sur le réseau Internet. Le développement de nouvelles formes de médiation sur le Web sera abordé. Les acteurs de la médiation culturelle ont été amenés à repenser la relation des institutions en charge du patrimoine avec leur public potentiel. Quelles sont les conséquences de ces évolutions dans le fonctionnement des organisations elles-mêmes ? Un autre développement spectaculaire a été celui des réseaux sociaux dédiés à diverses formes de médiation, scientifique, technique ou artistique. Ce sont des plateformes collaboratives, pour la plupart, qui ont pour objet la diffusion des connaissances les plus diverses et qui ne sont pas liées aux grands réseaux que nous connaissons. Il est certainement intéressant d’explorer leur rôle et de se demander s’il peut être assimilé à celui de médiateur culturel.
1.      La médiation culturelle à l’épreuve du Web : une culture numérique en gestation ?
L’émergence de ce qu’on peut appeler une « culture numérique » et ses conséquences sur les différentes formes de médiation culturelle est liée aux changements techniques récents qu’a connus la « médiasphère » à travers la généralisation du traitement numérique de l’information et ses applications : audiovisuel numérique, Gigabit Ethernet, Big Data et, bien sûr, Web 2.0 et objets connectés. Ces changements ont des conséquences épistémiques et ont permis « à la fois de prendre conscience d’une dimension collective et sociale de la connaissance (étudiée aujourd’hui par l’épistémologie sociale) et de remettre en cause certaines théories épistémiques. »[2]
Le recours au réseau Internet est devenu, de manière presque automatique, le passage obligé pour la recherche d’informations ou pour l’acquisition de connaissances. Qu’il s’agisse de puiser dans l’encyclopédie libre ou de se diriger dans une ville, il est devenu habituel de se connecter au réseau et d’utiliser la médiation d’acteurs non-humains. Il est donc légitime de questionner cette culture numérique en formation sur la nature des outils qu’elle utilise et les conséquences de leur usage pour les différentes formes de médiation culturelle.
On peut, comme le soulignent Willaime et Hocquet, considérer que le numérique rassemble différentes manières d’utiliser les outils que l’informatique met à notre disposition, mais que celle-ci n’est qu’une partie du numérique, qui pourra lui se retrouver dans d’autres champs culturels. Cependant, l’évolution des outils informatiques eux-mêmes, avec le Web 2.0, contribue à la définition de nouvelles modalités d’acquisition des connaissances. C’est ainsi que les visiteurs d’un site Web peuvent aujourd’hui agir sur son contenu et ne plus en être de simples spectateurs. Cette évolution est bien sûr fondamentale pour la médiation culturelle, et les musées vont progressivement en prendre conscience et tenter d’intégrer ces nouvelles possibilités à leurs sites et dans le cadre réel des visites.
En suivant Willaime et Hocquet, on peut estimer que les possibilités offertes par le numérique « ne sont pas qu’une illustration de la construction nécessairement communautaire des connaissances, elles sont surtout un moyen de remettre en cause certaines positions épistémiques. »[3] La question posée alors par l’utilisation du Web pour la médiation culturelle est celle des enjeux de la numérisation du patrimoine et de l’impact social ou politique de la mise à disposition des collections grâce à l’utilisation des nouvelles technologies. Ici, ce sont les concepts de « musée virtuel » et de « médiation numérique » qui sont interrogés. On utilisera le terme de médiation numérique plutôt que celui de médiation culturelle numérique, car les deux termes sont interchangeables dans le cadre de cet exposé.
Le musée virtuel est un objet qui est apparu sur le Web, avec le développement d’un réseau plus rapide, reposant sur un web sémantique et un web des données qui sont les évolutions les plus récentes de l’architecture proposée par Tim Berners Lee et le W3C[4]. Mais le musée virtuel apparait aussi comme une sorte d’incarnation électronique, en dehors du cadre mental des individus, du musée imaginaire d’André Malraux. Cependant, l’ancien ministre de De Gaulle entrevoyait un lieu qui ne peut exister que dans notre mémoire, un musée qui n’en a que le nom, mais pas les murs. Un lieu impossible, que seule l’imagination est capable de concevoir. Aussi, la seule visualisation permettant d’accéder à ces collections « virtuelles » est celle permise par le livre et la photographie. Malraux disait d’ailleurs lui-même que le musée imaginaire ne peut exister que dans l’esprit des artistes.
Le musée virtuel du 21ème siècle est donc quelque chose d’autre, tout en rappelant par son absence de matérialité cet imaginaire aux contours flous auquel Malraux pensait peut-être. Une définition du musée virtuel a été donnée par Andrews et Schweibenz dans la revue Art et Documentation, en 1998 : « une collection d’objets numérisés articulée logiquement et composée de divers supports qui, par sa connectivité et son caractère multi-accès, permet de transcender les modes traditionnels de communication et d’interaction avec le visiteur… il ne dispose pas de lieu ni d’espace réel, ses objets, ainsi que les informations connexes, pouvant être diffusés aux quatre coins du monde. »[5] Dans cette même note, Schweibenz applique cette définition à plusieurs catégories de sites déjà présents sur Internet :
-          Le musée-brochure : il s’agit d’un site Web qui constitue en quelque sorte la porte d’entrée du musée. Son objectif est d’informer les visiteurs potentiels et il n’a pas encore les caractéristiques d’un musée virtuel.
-          Le musée-contenu : le site Web présente les collections du musée et invite le visiteur à les découvrir en ligne. Son organisation et son fonctionnement sont identiques à celui d’une banque de données sur les collections et il n’apporte pas d’éclairage didactique sur les collections.
-          Le musée pédagogique : le site propose cette fois différents points d’accès en fonction de l’âge, des centres d’intérêt et des connaissances des visiteurs virtuels. L’information n’est plus orientée sur l’objet mais sur le contexte. Le site est conçu dans une optique didactique et propose des liens vers des ressources en ligne complémentaires, ce qui incite le visiteur à aller plus loin et à revenir sur le site. Il y a donc une tentative de création d’une relation entre le musée et le visiteur, relation qui peut prendre la forme de visites au musée.
-          Le musée virtuel : il représente la continuité du musée pédagogique, faisant intervenir la relation avec le visiteur et la création de liens avec d’autres collections numérisées. Il concrétise, en quelque sorte, le principe du « musée sans murs » d’André Malraux.
Mais, face à de tels développements, on a pu se poser la question de la légitimité de ces musées virtuels, surtout au regard de la pérennité du patrimoine et de la conservation des œuvres. En effet, pouvait-on se demander, ces opérateurs virtuels n’allaient-ils pas supplanter à terme les structures en dur ? Et, s’il est aisé de vérifier la légitimité de ces dernières, quelles sont les modalités qui permettent d’évaluer celles de leurs homologues virtuels ? Selon Cary Karp, « dans la mesure où le musée virtuel n’a pas de dimension matérielle, mais peut néanmoins ressembler en tout point au prolongement numérique d’un musée de briques et de ciment, comment s’assurer de son authenticité ? Les institutions virtuelles ne peuvent être jugées qu’à l’aune des données numériques qu’elles mettent sur Internet. Or si l’ouverture d’un musée physique nécessite un investissement considérable en temps, en efforts et en capitaux, et s’il n’est guère probable que quelqu’un construise un bâtiment qui ne serait qu’une coquille vide, en revanche, créer un musée virtuel n’existant que sur Internet peut prendre moins d’une heure, et fait appel à des ressources techniques aisément disponibles pour tout internaute. »[6]
Museomix, Lyon 2012
On voit que ce problème n’a toutefois pas arrêté le mouvement de dématérialisation des collections des musées et, en parallèle, le mouvement d’intermédiation numérique. Cary Karp concluait d’ailleurs son article de 2004 en appelant la communauté des musées à exploiter le potentiel représenté par le numérique plutôt qu’à chercher à l’entraver. Dix ans plus tard, son injonction semble avoir été écoutée, puisque les plus grands établissements de la planète ont mis en ligne, parfois avec des moyens et des objectifs sensiblement différents, des portails disposant d’importantes ressources multimédias, et selon des logiques de vitrine ou de réseaux que nous tenterons d’expliciter dans la deuxième partie.
Ce n’est sans doute pas avec enthousiasme que bon nombre de conservateurs ont suivi cette évolution et on a pu parler à ce sujet de « mariage de raison du musée d’art et du Web »[7]. Les craintes initiales d’assister à une « désacralisation de l’art » (ce qui en dit long sur les a priori élitistes des personnes responsables) et à une baisse de fréquentation ne s’étant pas confirmées, cette émergence d’une véritable culture numérique dans le monde de la médiation culturelle a permis une redéfinition des liens avec le public et des stratégies de communication.  Les initiatives se sont multipliées tout au long des années 1990-2000 et on a pu voir prendre forme des positionnements complémentaires de l’offre Internet par rapport au musée : la vente en ligne a commencé à se développer même si, en France elle est restée longtemps en-deçà de ce qui se faisait dans les pays anglo-saxons. Progressivement cependant, la médiation culturelle s’adapte aux demandes formulées par les publics, et on voit se développer de véritables stratégies de communication et de marketing parfaitement adaptées à un contexte dans lequel la médiation, en tant que relation entre les œuvres et le public, a perdu la forme matérielle qui la caractérisait jusque-là.  Le lieu d’appréciation l’œuvre d’art n’est plus la crypte (shrine) ou la voute soigneusement éclairée du musée, elle apparait désormais dans le salon ou le bureau de toute personne disposant d’une (bonne) connexion au réseau.
Dans l’univers de la médiation culturelle, la culture numérique apparait comme un changement de paradigme radical et, pour paraphraser Serge Tisseron, elle est ce qui est en train d’affranchir la culture des écrans de la référence à l’œuvre matérielle[8]. Mais elle représente aussi, sans doute, le stade ultime de la perte d’aura de l’œuvre d’art[9], ayant en quelque sorte définitivement confondu les collectionneurs clandestins, puisque tout un chacun peut désormais posséder des reproductions parfaites et les admirer sur des écrans haute définition, voire Ultra-HD.
2.      La médiation culturelle dans la fabrique du numérique : des principes aux pratiques
Modélisation d'objets issus de recherches  archéologiques



A l’heure des réseaux sociaux et de l’internet des objets, la culture numérique, on l’a vu, impose des mutations aux institutions en charge du patrimoine. Comment l’institution muséale dans son ensemble a-t-elle négocié ce virage numérique, et quelles stratégies techniques et organisationnelles ont été mises en œuvre pour assurer cette évolution ? Qu’est-il advenu de la relation de médiation entre le musée et le public, lorsque les technologies du Web elles-mêmes ont connu des transformations qui ont changé les pratiques et les modalités d’accès aux contenus ?
Les questions qui se sont posées, à partir de l’apparition sur le Web des premiers sites de musées virtuels, ont concerné d’emblée la mise en valeur des collections ou les pédagogies à adopter en direction du public.  La manière dont les institutions muséales vont négocier le virage du numérique – qu’il s’agisse de musées d’art ou des sciences et des techniques – mérite d’être développée. Les stratégies de communication sur le Web seront cependant dépendantes d’une part du modèle de fonctionnement adopté – vertical, d’abord, puis horizontal et collaboratif – et d’autre part de la diffusion des technologies de l’information dans la société. En effet, à partir des années 1990 il ne suffit pas de disposer d’un PC chez soi. Ce qui va devenir central et constituer le lien principal entre le musée virtuel en gestation et son public c’est la possibilité pour une partie de la population de disposer d’un réseau de données relativement rapide, et donc d’avoir des capacités matérielles pour accéder à des présentations multimédias. Rappelons que l’ADSL ne commence véritablement à être installé chez les particuliers, en France tout au moins, que vers la fin de l’année 2000.
Les premiers musées qui s’installent sur le Web seront donc ceux qui ont investi dans des moyens multimédias conséquents et qui ont aussi la possibilité de diffuser – sachant qu’il faudra rapidement étendre ces capacités à mesure que les publics deviennent plus nombreux et mieux équipés[10]. Mais le principal problème auquel vont se heurter les institutions muséales, lorsqu’il va être question de développer des interfaces originales, sera le manque de personnel et de structures qualifiées. En France, le Musée des Arts et Métiers fera office de précurseur en la matière en mettant en ligne le catalogue de ses collections (1994). Disposant de capacités plutôt rares pour l’époque, il se lancera dans l’exploitation pédagogique de certains éléments de ses collections (le pendule de Foucault en est un exemple remarquable) et fera ensuite école, puisque cette dimension pédagogique se retrouvera dans bien des sites de musées des sciences et techniques.
Le manque de personnel qualifié, programmeurs, infographistes ou spécialistes de la scénarisation des contenus, est cependant un frein à ces développements. Certaines créations se font « hors les murs », tel l’exemple fameux du site indépendant « Web Louvre », crée en 1994 par un jeune polytechnicien, et que le musée va récupérer (propriété du nom oblige) pour constituer ainsi l’ossature de son propre portail. Les initiatives sont aussi parfois le résultat inattendu de l’implication de personnes travaillant un peu dans les marges de l’institution : ce sera le cas du site du Musée des Arts Décoratifs, dont l’animateur sera, dans un premier temps, le gardien de nuit, passionné de technologie.
Cependant, à partir de 1998 les actions vont s’inscrire dans le cadre du Plan gouvernemental pour la société de l’information. Le domaine culturel devient un axe prioritaire pour le développement des usages du Web à destination du grand public. Le constat à l’époque est que, dans un pays qui compte de plus en plus de personnes ayant accès au réseau, la faiblesse des infrastructures (nombre de serveurs insuffisant, temps d’accès rédhibitoires) constitue un frein au développement des sites à vocation culturelle. L’initiative gouvernementale visant à la mise en place d’une « boucle des contenus » va permettre, à partir de février 2001, de relier Renater (réseau national des télécommunications pour la Technologie, la Recherche et l’Enseignement) et différents sites (BnF, ministère de la Culture, Cité des Sciences et de l’Industrie…) par des liaisons à 34 ou 155 Mbits/s. Des initiatives émergeront ensuite de manière progressive dans les régions.
Les progrès en termes de fréquentation suivront de manière parfois spectaculaire, mais la concurrence qui se dessine implique dès lors une demande croissante en matière d’innovations. Cette demande concerne surtout le besoin d’un design plus personnalisé : charte graphique, compositions, interactivité… On voit dès lors apparaitre de nouveaux acteurs, ce sont les entreprises spécialisées en Web Design. En parallèle, on voit arriver dans les musées des personnels formés aux technologies multimédias. Les écoles traditionnelles vont commencer à délivrer des diplômes spécialisés ou à inclure des modules de formation aux technologies du numérique dans leurs cursus : c’est le cas des traditionnelles écoles des Beaux-Arts, à commencer par l’ENSBA, bientôt suivie par les Arts Décoratifs (ENSAD), ces deux établissements mettant en place plusieurs formations en Arts numériques, Images de synthèse, etc. Alors que formations, initiatives et conférences se multiplient tout au long des années 2000, « il demeure toutefois difficile de parler d’une profession unifiée par des pratiques, une formation et une organisation, tant les responsabilités et les fonctions sont multiples. »[11] En effet, les missions des concepteurs et des animateurs de sites sont différentes en fonction de la taille des équipes et du cadre dans lequel est réalisé le site, selon qu’il est entièrement conçu en interne ou externalisé. Cependant, des initiatives comme Museomix, apparu au sein du Musée des Arts Décoratifs en 2011, permettent aux professionnels de se retrouver et de confronter leurs pratiques dans une sorte de marathon interprofessionnel. Trois jours durant, des équipes composées de professionnels ayant des compétences différentes – du professionnel de la médiation au codeur, en passant par l’infographiste et le professionnel de la communication – se réunissent dans des musées situés aux quatre coins du globe et entreprennent de créer, en un temps record, de nouveaux outils de médiation.
Cependant, le recours à des prestataires extérieurs est devenu désormais courant, car la complexité des outils requis pour le développement de nouvelles fonctionnalités, ainsi que les temps de production,  ne permettent plus de se contenter des bonnes volontés en interne. On note d’ailleurs que « l’externalisation de la réalisation répond à une demande de savoir-faire et d’expertise et une volonté d’attractivité à l’égard d’internautes de plus en plus sollicités. D’une offre de pénurie à une offre pléthorique, d’un modèle top-down de diffusion des contenus à un renversement, au moins dans les discours, vers des initiatives présentées comme bottom-up, les musées se retrouvent face à des utilisateurs de plus en plus exigeants. »[12] Un autre élément qui est venu accélérer la transformation de la médiation dans sa relation aux publics est le tournant que connait le Web à partir de 2005 avec l’apparition du Web social. C’est à partir de là que se développent des applications qui mettent de plus en plus l’utilisateur au centre du réseau, en raison de la possibilité qui est donnée de pouvoir publier et interagir sur les contenus avec une grande variété d’outils. Le Web social est aussi un instrument marchand, et les musées vont se saisir à leur tour des outils proposés sur les réseaux sociaux et progressivement établir une présence multiplateforme.
Le développement des réseaux sociaux a cependant transformé la relation de la médiation établie par le musée avec son public. Traditionnellement, cette communication s’effectuait, on l’a dit, selon un modèle descendant (top-down) des « sachants » vers les « profanes ». Le musée, à travers les contributions de ses personnels ou de comités scientifiques, délivre le discours expert, le public est captif. La communication est à sens unique. On peut parler ici d’une logique vitrine (inside-out). A l’inverse, dans le modèle de la logique relationnelle (outside-in) promue par les réseaux sociaux, qui forment par définition un système ouvert, les contenus sont disponibles pour tous les membres de la communauté.
Les établissements culturels publics (médiathèques, musées, CCSTI…) sont confrontés aujourd’hui à cette question du passage d’une médiation verticale à la communication horizontale mise en œuvre (au moins partiellement) sur les réseaux sociaux. Il existe une volonté affichée aujourd’hui pour ouvrir la structure de ces établissements et de procéder de la sorte à la création de biens (culturels) communs. Cependant, « les musées n’ont pas cette dimension « organique » dans leurs ADN, d’où leur difficulté à s’adapter, à évoluer, à innover vers des solutions « agiles », ouvertes, co-créatives, plus adaptées aux usages de « nos usagés »[13]. Voilà semble-t-il la tâche qui attend les institutions en charge du patrimoine et les professionnels de la médiation à l’aune des défis posés par le réseau des réseaux.


[1] S. BAUSSON et F. DURANTHON, Web et musées : le choc des cultures, La Lettre de l’OCIM, n°150, novembre-décembre 2013
[2] Pierre Willaime et Alexandre Hocquet, Wikipédia au prisme de l’épistémologie sociale et des études des sciences, Cahiers philosophiques 2015/2 (n°141), p. 68-86.
[3] Ibid.
[4] Pour des développements : le site Semantic HPST : http://semhpst.hypotheses.org/ et une multitude de documents accessibles sur le Web.
[5] W. S. Schweibenz, L’évolution du musée virtuel, Les Nouvelles de l’ICOM n°3 : Gros plan sur le musée virtuel, 2004.
[6] Cary KARP, La légitimité du musée virtuel, Les Nouvelles de l’ICOM, N°3 : Gros plan sur le musée virtuel, 2004.
[7] Valérie SCHAFER, Benjamin THIERRY, Le mariage de raison du musée d’art et du Web, Hermès, La Revue 2011/3 (n° 61), p. 102-105.
[8] Dans un entretien à Culturemobile.net, le 22 août 2012.
[9] Selon Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique.
[10] Nous suivons ici les développements de Valérie SCHAFER, Benjamin THIERRY et Noémie COUILLARD, Les musées, acteurs sur le Web, La Lettre de l’OCIM, 142/2012.
[11] V. SCHAFER et al., op. cit.
[12] Ibid.
[13] Samuel BAUSSON et Francis DURANTHON, Web et musées : le choc des cultures, La Lettre de l’OCIM, 150/2013