lundi 27 janvier 2014

Les salles de cinéma en perspective

Dans un contexte difficile pour le cinéma en France - production et exploitation - après une année marquée par la baisse de la fréquentation en salles, et alors que se posent différentes questions concernant le financement de la production ou les conséquences, pas seulement technologiques, du passage au numérique, voici un livre particulièrement documenté et qui aborde plusieurs aspects de l'exploitation des salles de cinéma. Son titre : Les salles de cinéma. Enjeux, défis et perspectives, sous la direction de Laurent Creton et Kira Kitsopanidou et il est publié chez Armand Colin (2013).
Avec une question en filigrane, bien sûr : que devient le cinéma exploité à l'ère du tout numérique, du home cinéma et du téléchargement tous azimuts, légal ou pas ?
L'ouvrage réunit les textes de plusieurs auteurs, universitaires et chercheurs pour la plupart, dans une perspective à la fois historique et socio-économique. Son intérêt réside dans le fait qu'il constitue en quelque sorte une synthèse des travaux consacrés à l'évolution de l'exploitation du cinéma - tant sur le plan économique que technologique - depuis une dizaine d'années environ. Car c'est depuis le début de ce siècle que se pose avec le plus d'acuité la question de l'avenir du spectacle cinématographique.
Non pas qu'une telle question ne s'était pas posée auparavant, pas plus qu'elle n'est, à proprement parler une conséquence directe de la diffusion des technologies numériques. On sait, en effet, que les producteurs se l'étaient posée lorsque la télévision avait commencé sa conquête des foyers de la middle class américaine, au début des années 1950. La réponse alors avait été le cinémascope et la surenchère dans le spectaculaire. Mais les conditions de l'exploitation sont différentes aujourd'hui. Et ce, d'autant que sont apparus de nouveaux modes de consommation des images, à travers l'accès généralisé à "une nouvelle galaxie d'écrans nomades permettant de multiplier les modes d'accès au film et de décliner de manière exponentielle les espaces-temps de sa réception, à domicile ou ailleurs" (Introduction, p.13). Car, cette diversité des accès aux films entraine une instabilité croissante de la fréquentation et une difficulté accrue pour les exploitants qui doivent alors rechercher de nouvelles pistes pour fidéliser une clientèle de plus en plus difficile à caractériser. 
C'est ainsi qu'on peut comprendre une réponse qui a consisté à amener sur grand écran des spectacles qui n'étaient plus seulement issus du cinéma à proprement parler - ce que l'on appelle plus communément le hors film : retransmission en direct ou en différé de concerts, de comédies musicales ou d'évènements sportifs - ce qui a pu amener à parler d'une "nouvelle" polyvalence des salles de cinéma (Kira Kitsopanidou et Giusy Pisano, p.147). C'est, de toutes façons, la diffusion croissante des nouvelles technologies, avec le déploiement mondial du numérique dans les salles, qui a rendu possible le développement du hors film sur grand écran, à partir de la deuxième moitié des années 2000. Pour les producteurs de contenus et les détenteurs de droits, le marché des salles constitue une fenêtre d'exploitation supplémentaire et une extension possible de leurs campagnes de promotion multiplateformes. On retiendra en effet les campagnes de promotion s'appuyant sur des mini-concerts privés de groupes de rock ou de chanteurs, avant le lancement de leurs dernier album (Red Hot Chili Peppers à Cologne, Mylène Farmer au Stade de France, Vanessa Paradis, M, etc.). Les opérateurs situés "en aval de la chaine de valeur" (p.159) tels que Eutelsat, la diffusion de nombreux évènements sportifs et culturels en direct constitue un débouché supplémentaire, générateur de prestige et de rentabilité.
Les recettes du hors film demeurent cependant maigres - malgré une croissance très rapide - si on les compare à celles générées par l'exploitation des films de cinéma. Les auteurs notent cependant que, si la moyenne des spectateurs par écran demeure faible (252 pour La Traviata, en avril 2012 pour 135 cinémas en France, un record pour le genre) "les recettes sont bien plus élevées que pour un film de cinéma, en raison du prix du billet (hors abonnement) plus élevé que celui pour le film de cinéma" (p.163) Par ailleurs, et en dépit de l'opposition de ceux qui tiennent un discours plus traditionaliste (ou puriste ?) face à ce mouvement de marketing croissant des œuvres lyriques, le modèle du Metropolitan Opera de New York, Met: Live in HD fait désormais référence dans le monde du spectacle vivant.
Enfin, le succès actuel du hors film s'explique, sans doute en partie, par le fait que le critère du live sauvegarde d'une certaine manière la valeur de la performance, laquelle n'est pas seulement technique, mais fait aussi l'objet d'une véritable mise en scène de télévision (équipe de réalisation professionnelle, multiplication des caméras et des points de vue, etc.).
La question des stratégies d'exploitation en salles est largement discutée dans cet ouvrage. La modernisation des équipements et des prestations, tout d'abord, a contribué de manière importante au maintien de la fréquentation en salles. Les exploitants ont ainsi investi, chaque année, en moyenne 15% de leur chiffre d'affaires à cet effet, ce qui représente environ 5000€ par fauteuil (p.202). Par ailleurs, et dans un besoin de compétitivité accrue, on a continué à perfectionner l'équipement technique des salles, du côté de l'image et du son bien sûr : VueXtreme du circuit Vue Entertainment au Royaume Uni, Enhanced Theater Experience (circuit AMC aux Etats-Unis), ou Pathé+ d'EuropaCorp en France, qui se lance dans la construction de multiplexes de "nouvelle génération" : huit à dix sont prévus dans les cinq ans à venir. Dans ces nouvelles salles, les technologies dernier cri viennent appuyer un modèle économique "fondé sur l'idée de faire rester le plus longtemps possible le spectateur, avant et après la séance avec des salles de spectacle, des jeux, des salons, des bars, et les revenus additionnels correspondants." (p.203)
Finalement, écrit Laurent Creton, c'est la position centrale acquise par le spectacle cinématographique au XXème siècle que les nouveaux modes de production et de consommation des images ont remise en question. Singulièrement en France, le cinéma semble indissociable de son aura, ou d'une certaine forme de sacralisation à laquelle ont contribué aussi bien les critiques, les universitaires, les dispositifs médiatiques ou un certain public de cinéphiles. "Dans une telle perspective, les processus de production, les exigences économiques, les constructions institutionnelles, les lieux de diffusion, les logiques promotionnelles et la question du public sont généralement hors de propos, comme s'il était plus prudent de préserver l'intégrité artistique face aux contingences et à la trivialité de sujets qui relèvent d'une praxis devant préférablement rester dans l'ombre. Backstage." (p.205)
Il est certainement plus commode d'adopter une posture immanentiste, et d'ignorer les processus par lesquels les œuvres en viennent à exister. Ce qui, dans le cas du cinéma pose un sacré problème puisque, au moins jusqu'à aujourd'hui, le moindre court métrage de fiction exige la mobilisation d'une équipe et de moyens de tournage et de post-production relativement lourds et compliqués à gérer. Sans parler bien sûr du coût de la production, de la distribution et de l'exploitation.
C'est une certaine idée du cinéma qui est en train de disparaître avec l'extension de cette nouvelle économie des salles et de la distribution. Celle qui, tout en privilégiant les films et leurs auteurs, s'est toujours refusée à voir déplacer le spectacle cinématographique en dehors de certains lieux qui lui étaient consacrés, c'est à dire en dehors de la ritualisation d'une expérience dont les modes sensoriels et culturels semblent désormais bien loin des désirs des nouvelles générations.
La réalité c'est qu'il est difficile de ne pas se pencher sur ces questions et, le nombre et la variété des rapports récemment publiés en témoigne, le problème de l'avenir du cinéma et de son exploitation demeure un sujet central des politiques culturelles (au moment où j'écris, d'ailleurs, France Culture diffuse une émission intitulée "Le Cinéma français se porte-t-il bien ?" qui traite de questions concernant le financement du cinéma français).

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